Mamiko Shiotani est une autrice-illustratrice japonaise qui a déjà publié plusieurs albums et reçu de nombreux prix au Japon. Voilà son deuxième album traduit en français, après L’ami du grenier en 2023, déjà aux éditions La Partie.
Dans Histoire d’un œuf, l’on suit à travers trois chapitres la vie et les aventures d’un œuf qui, un jour, ouvre les yeux, commence à bouger et part explorer la cuisine puis le reste de la maison en compagnie d’un marshmallow avec lequel il devise et se questionne sur leurs conditions respectives et tant d’autres sujets plus ou moins existentiels ou philosophiques.
Il y a là un parti pris absurde, voire surréaliste, qui marque l’esprit et intrigue enfants comme adultes dès la couverture du livre nous présentant, dans un style réaliste et détaillé réalisé avec minutie, un œuf en costume muni d’un visage, de bras et de jambes, assis sur le rebord d’un coquetier, une cuillère en premier plan suggérant qu’il pourrait être bientôt mangé. Alors que l’on ouvre le livre, l’œuf, jamais nommé mais toujours bien installé, interpelle le lecteur pour lui raconter son histoire à la première personne du singulier, par là même individualisé malgré sa condition d’œuf parmi tant d’autres. L’on peut alors penser au personnage populaire anglais d’Humpty Dumpty, œuf d’une comptine populaire humanisé et discutant avec Alice sur le sens des mots dans De l’autre côté du miroir de Lewis Carroll.

Il nous décrit minutieusement son réveil comme une prise de conscience de lui-même l’invitant à se mouvoir pour découvrir ses capacités jusqu’alors inexplorées. Ici, la pensée du personnage est suivie par son mouvement dans un effet immédiat de ce lien entre l’esprit et le corps de ce personnage ovoïde et surprenant. Alors qu’il découvre son individualité, il se heurte à la somme des autres œufs présents dans le bol qu’il ne parvient pas à éveiller mais juste à casser pour l’un d’entre eux, comme un retour brutal à leur fragile condition. Il s’en retourne vers de moins délicats marshmallows, dont l’un finit par réagir à la morsure, l’interpellant et lui faisant par là même prendre conscience de sa capacité de parole en plus de celles de la pensée et du mouvement. Voilà que les deux compères partent à la découverte de ce qui les entoure en devisant de ces découvertes sur eux-mêmes, la vie et son sens, tout en prenant garde, pour l’œuf du moins, à ne pas casser sa coquille en descendant du plan de travail par exemple, bien conscient de son être malgré ses capacités saugrenues. Ce point de vue de l’œuf en devient particulièrement amusant, gardant bien ses caractéristiques et fragilités tout en se présentant humanisé.
Voilà que, de ce postulat absurde et de cette rencontre surprenante naissent un dialogue entre ces personnages et ceux qu’ils rencontrent abordant, à hauteur d’enfant et grâce à cet humour subtil, des notions philosophiques autour de l’identité, de la liberté ou du bien et du mal notamment. Ainsi, ils se confrontent à un pot de fleur bien conformiste les renvoyant à une morale binaire et à leur condition d’aliments ou retirent les piles d’une pendule aliénée par son travail répétitif et sans fin s’il en est. C’est qu’ils ne sont pas les seuls à être ainsi anthropomorphisés dans la maison semblant a contrario vide de présence humaine.

Ces explorations et découvertes d’eux-mêmes et du reste de la maison peuvent être mises en parallèle à un point de vue de bébé puis d’enfant qui grandit, découvre et se questionne, qui appréhende son propre corps, l’altérité et ce qui l’entoure. L’œuf cherche à savoir, avant d’explorer l’extérieur, ce qu’il a lui-même dans le ventre, ce qu’il en est de son jaune et de son blanc, ce qui le constitue. L’on peut y voir une image de la beauté et de la fragilité de la vie par ces premières découvertes pouvant mener tant à l’émerveillement, à la peur qu’à l’incertitude. Se pose plus généralement la question d’être au monde, de la construction de soi parmi les autres. Par cette étrange et délicate sensibilité, l’autrice développe un album qui attire autant qu’il déroute et invite aux questions tant par le texte que les illustrations. Son petit format soigné et ses illustrations étonnantes de réalisme et de minutie aux crayons et fusains dans des teintes de gris rehaussé d’un peu de jaune, vert et bleu, renforcent l’étrange, l’humour doux-amer et la référence au surréalisme.
Histoire d’un œuf, Mamiko Shiotani, traduction de Sophie Bescond, éditions La Partie, 14,90 euros, à partir de 5 ans.
Pour retrouver l’émission Écoute ! Il y a un éléphant dans le jardin où cette chronique a été diffusée (vers 71 min min environ).
Pour plus d’informations sur les éditions La Partie.